Pendant longtemps, le système de mesures impériales utilisé au Royaume-Uni a provoqué perplexité et frustration chez les visiteurs étrangers. Les Britanniques eux-mêmes n’hésitent pas non plus à s’en plaindre. En 1884, l’éminent mathématicien écossais Lord Kelvin expliquait devant des étudiants américains que les onces, les yards et les gallons du Royaume-Uni étaient pour lui un «système esclavagiste pervers qui détruisait le cerveau et provoquait de nombreuses souffrances»1.
Les notations ESG des sociétés ont fait l’objet de critiques comparables. À l’image du système impérial, les cadres de notation destinés à évaluer la prise en compte par les entreprises de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance sont souvent source de confusion. La quantification n’est pas toujours synonyme de clarification.
D’autres doléances sont par ailleurs plus sérieuses. Les groupes de pression affirment que les scores ESG ne révèlent que peu de choses sur l'impact plus large d'une entreprise sur la société ou l'environnement. Ils estiment que les notes sont systématiquement spéculatives et manquent de cohérence.
Voilà donc un réquisitoire plutôt substantiel. Mais tout cela n'est pas raisonnable.
Cette étude examine de plus près les avantages et les limites des notations ESG des entreprises et analyse les différences de philosophie et de méthodologie entre les agences de notation. Nous proposerons ensuite des conseils sur la meilleure façon d’utiliser les notations ESG.
Bien souvent, les réticences à l'égard des notations ESG reflètent simplement une mauvaise compréhension des objectifs des organismes de notation.
Les agences de notation ESG adoptent deux approches principales, chacune servant un objectif différent.
La première, qui est celle des deux plus grands prestataires, MSCI et Morningstar Sustainalytics, met en lumière l’importance financière des critères ESG. Elle examine comment, par exemple, des changements dans les attitudes sociales, les conditions météorologiques ou les réglementations peuvent affecter la croissance du chiffre d'affaires et la rentabilité future d'une entreprise.
Il est essentiel de noter que le cadre ne prétend pas se prononcer sur la question de savoir si une entreprise est une bonne citoyenne ou si ses produits et services sont positifs pour la société ou l'environnement.
La seconde approche, adoptée par un certain nombre de petites agences de notation ESG, tente d'évaluer l'impact plus général des entreprises
Ce cadre prend en compte des sujets tels que le respect des normes mondiales sur le travail ou les droits de l’homme, et la promotion de l’accès aux services sanitaires de base. C'est pourquoi cette approche peut être utile aux investisseurs qui poursuivent des objectifs environnementaux ou sociaux.
Nous appelons ces deux approches de notation respectivement «risque ESG lié à l'émetteur» et «impact sur les parties prenantes».
Comme le montre la figure 1, les deux approches ne sont pas totalement indépendantes l’une de l’autre: Les évaluations d'impact figurent parfois dans les notations de risque des émetteurs, tout comme la dimension financière de l'ESG peut parfois être mise en évidence par les analyses d'impact des parties prenantes.
Les agences de notation des risques pour les émetteurs, telles que MSCI, tiennent compte d'une série d'impacts ESG positifs et négatifs, dans la mesure où ils représentent un coût ou un avantage économique futur pour l'entreprise. Prenons l’exemple d’une entreprise d’exploitation forestière dont les activités sont réputées endommager la flore et la faune de zones protégées. Dans le cadre d'un système de notation ESG du risque lié à l'émetteur, le risque que l'entreprise perde sa licence d'exploitation dans cette région serait pris en compte dans l'analyse, précisément parce qu'il s'agit d'un résultat qui a de sérieuses conséquences financières.
De même, les notations d'impact peuvent servir d'indicateurs des risques financiers futurs liés à l'ESG. Il ne s'agit pas de menaces à court terme, mais de menaces à évolution plus lente qui, si elles ne sont pas prises en compte, pourraient réduire la rentabilité ou les recettes à long terme. La perte de biodiversité est un exemple de ce type de risque. Actuellement, peu d’entreprises accordent une grande importance à l’impact qu’elles ont sur les habitats naturels. Cependant, la protection de la biodiversité devenant une priorité pour les décideurs politiques et les assureurs du monde entier, les entreprises pourraient bientôt devoir changer de cap ou risquer, par exemple, une future action réglementaire qui pourrait avoir des répercussions financières.
Les incohérences méthodologiques observées entre les prestataires de notation expliquent une grande partie des critiques à l’encontre des scores ESG. Même lorsque deux agences poursuivent le même objectif - qu'il s'agisse de mesurer la portée financière ou l'impact sur les parties prenantes - elles le font de manière différente, ce qui signifie que les systèmes de notation peuvent donner des signaux contradictoires.
Une agence de notation peut considérer qu’une entreprise n’est pas affectée par les risques ESG alors qu’une autre y percevra un dangereux niveau d’exposition2. Qui plus est, les agences n’ont jusqu’à présent pas mis suffisamment de détails à disposition du public sur la méthode qu’elles appliquent pour obtenir leurs conclusions.
Les investisseurs doivent souvent rapprocher des notations contradictoires, même avec des prestataires ayant le même objectif.
La recherche universitaire confirme les difficultés ressenties par les investisseurs.
De nombreuses études ont montré que les agences donnent souvent des évaluations divergentes d’une même société. La corrélation entre deux notations d’une même entreprise varie ainsi entre 0,71 et 0,383. À titre de comparaison, on estime que la corrélation des notations de crédit de Moody’s et de S&P se situe entre 0,96 et 0,984.
Dans une étude marquante, Berg et al. (2022)5 ont recensé les causes profondes des divergences de notation entre six agences.
Elles sont réparties en trois catégories:
- Différences dans le périmètre des catégories ESG analysées par les agences de notation ESG (voir le schéma des choix de périmètre au sein des secteurs de la consommation en annexe 2).
- Les différents fournisseurs de notations ESG s'appuient sur des approches de mesure différentes au sein des catégories ESG. Ils utilisent souvent des indicateurs différents (par exemple, les mêmes indicateurs pour tous les secteurs ou spécifiques à un secteur) et/ou traitent les mêmes indicateurs différemment (voir l’encadré dans cette section).
- Les différents fournisseurs de notations ESG appliquent des pondérations différentes aux catégories ESG.
Les auteurs ont constaté que les différences de mesure, de périmètre et de pondération expliquaient respectivement 56%, 38% et 6% des divergences de notation.
Les écarts de mesure se sont concentrés sur un petit nombre de catégories ESG, notamment la gestion des risques climatiques, la sécurité des produits, la gouvernance d'entreprise, la corruption et les systèmes de gestion de l'environnement.
D’après cette analyse, nous pourrions voir une certaine convergence entre les notations au fil du temps, notamment si les entreprises standardisent les données ESG qu’elles publient.
Cela dit, en utilisant les mêmes données, les agences traiteront probablement ces informations de différentes manières. Cela s'explique en grande partie par le fait que les agences de notation continueront à différer dans leur approche philosophique de l'ESG.
Nous avons appuyé notre propre étude sur cette analyse en nous concentrant sur la notation appliquée aux différents secteurs et régions par les deux principaux prestataires de notation, Morningstar Sustainalytics et MSCI. Notre cadre de référence était l’indice MSCI All Countries World, qui compte environ 2 900 sociétés couvertes par les deux fournisseurs.
Pour mener l’étude, nous avons commencé par réaliser plusieurs ajustements visant à rendre les données comparables. Cet étalonnage était nécessaire en raison des différences méthodologiques entre les deux agences. En effet, Sustainalytics attribue à chaque entreprise un score absolu. La notation ESG peut ainsi être comparée à celle de toute autre entreprise de tout autre secteur.
À l’inverse, MSCI calcule des scores ESG relatifs. Ceux-ci sont délibérément conçus pour permettre les comparaisons au sein d’un même secteur et y repérer les retardataires, les leaders et les élèves moyens.
La figure 2 montre ces différences à partir des scores moyens normalisés issus des notations (scores z) des deux fournisseurs dans deux secteurs: le pétrole, le gaz et les combustibles, et les médias.