Réduction du bilan de la BoJ : quelles conséquences ? (CPRAM)

Politique de bilan : la BoJ, très isolée par rapport aux autres banques centrales
Lors de son comité de politique monétaire de juin, la Banque du Japon (BoJ) a entériné le principe d’une réduction de ses achats de titres. Même si cela marque une rupture avec la période d’assouplissement monétaire musclé initiée au début du mandat de Haruhiko Kuroda en 2013, la BoJ reste en décalage total avec les autres banques centrales.
En effet, la taille du bilan de la BoJ stagne depuis plusieurs trimestres (autour de 125% du PIB) alors que les banques centrales des autres pays développés ont mis en place depuis 2022 déjà des politiques de Quantitatitve Tightening (QT), dans le cadre desquelles elles réduisent leurs bilans en ne réinvestissant pas les titres qu’elles détiennent et qui arrivent à maturité. Ainsi, le bilan de la Fed est passé de plus de 8900 Mds $ en mai 2022 à 7200 Mds $ en juin 2024. De même, le bilan de l’Eurosystème représente actuellement environ 44% du PIB de la zone euro, contre un pic à 66% en 2022.
La BoJ est donc très isolée au sein des banques centrales des pays développés : son bilan est beaucoup plus important que celui de la Fed, de la BCE, de la BoE ou encore de la BoC et il est resté stable ces deux dernières années alors que les autres banques centrales le réduisaient.
La BoJ a fait main basse sur le marché des JGB
Depuis son changement de leadership en 2013, l’expansion du bilan de la banque centrale du Japon s’est faite principalement via achats d’obligations d’Etat. Sous l’effet d’une période prolongée de QE, le volume de JGB détenus par la BoJ a été multiplié par plus de 5 depuis 2013. De fait, la proportion des titres d’Etats au sein du bilan de la banque centrale a fortement augmenté : elle est actuellement proche de 80%. Cela pose d’ailleurs un vrai risque pour cette dernière car la banque a acheté l’ensemble du marché sans discrimination en termes de maturité, et donc principalement des titres de maturités longues. La duration moyenne de son portefeuille évolue entre 6 et 7 ans, un niveau tout juste inférieur à celui du marché dans son ensemble. En février dernier, Kazeo Ueda avait ainsi estimé lors d’une audition au parlement japonais qu’une hausse de 1% du taux 10 ans provoquerait une moins-value pour la banque de l’ordre de 40 Tr. JPY, soit près de 7% du PIB nominal !
En quelques années seulement, la banque centrale a ainsi accaparé une part très importante du le stock de JGB existant, évinçant de facto les intervenants « naturels » du marché. Le mouvement a principalement affecté les acteurs domestiques, la proportion de dette détenue par les investisseurs étrangers étant restée relativement stable et marginale (moins de 10%) dans le cas du Japon. C’est notamment les réseaux bancaires domestiques qui ont été les plus affectés : historiquement détenteurs de 40% du stock total de JGB, leur part est tombée à moins de 10%. Les réformes sur les investissements des fonds de pensions locaux (dont l’emblématique GPIF) ont également réduit le poids des obligations au sein de leur allocation - ce qui leur a d’ailleurs largement profité au vu de la forte hausse des actions. Dans le même temps, la BoJ est devenue prédominante et détient désormais à elle seule plus de la moitié (53%) des titres souverains en circulation.
Ces évolutions ont changé en profondeur le marché obligataire au cours de la dernière décennie. Le niveau des taux et leur volatilité ont été artificiellement compressés, laissant la devise jouer un rôle de variable d’ajustement. Et l’arrêt (certes relativement récent) du mécanisme de contrôle de la courbe des taux n’a pas fondamentalement changé la donne car le ton de la BoJ demeure très clairement « dovish ». Autre conséquence, la liquidité des JGB s’est nettement tarie depuis 2013. Et cette dégradation a fait des dommages collatéraux : un rapport récent de la BoJ souligne en effet la détérioration des conditions de liquidité du marché des obligations d’entreprises et par ricochet sur le financement de l’économie réelle. Fin novembre 2023, une étude spéciale de la banque centrale portant sur l’état de santé du marché obligataire complète un constat édifiant : la quasi-totalité des répondants considère que le marché présente des dysfonctionnements ; près de la moitié affirme avoir réduit depuis 2013 les ressources (humaines notamment) allouées au marché des JGB. Au-delà des niveaux de marché, l’action prolongée de la BoJ a également impacté sa structure.
A l’heure où la BoJ affirme sa volonté de commencer à réduire son bilan, le fonctionnement du marché obligataire présente toujours de sévères dysfonctionnements. Les conditions semblent donc peu propices au réengagement d’autres investisseurs. Sur ce point, le compte-rendu du comité de politique monétaire d’avril est assez explicite: “The Bank has been an overwhelmingly big player in the JGB market and it has held such a large amount of JGBs that it would be difficult for other market participants to hold them instead.” La banque centrale dispose donc de marges de manœuvre limitées, et devrait sans surprise se diriger vers un Quantitative Tightening « en douceur ».
Un Quantitative Tightening en douceur certes, mais encore ?
Consciente du risque qu’une réduction trop brutale de son bilan ferait peser sur l’ensemble de la sphère financière et économique japonaise, la BoJ a à maintes reprises rappelé que la normalisation de sa politique monétaire serait très graduelle et ne pouvait s’inscrire que dans le temps long. Au fil des derniers mois, la BoJ a déjà ajusté sa politique d’achat de titres en passant d’un objectif qualitatif (le contrôle du taux 10 ans) à un objectif quantitatif, avec 6 trn JPY d’achats bruts de JGBs chaque mois (un montant d’achats fixe. Ces achats bruts compensant à peu près les arrivées à échéance des titres détenus, la BoJ a en réalité arrêté sa politique de QE depuis le début de l’année sans l’exprimer dans ces termes. Ainsi, ses détentions de JGBs sont restées quasiment stables cette année.
Lors de son comité de politique monétaire de juin, la BoJ est restée évasive concernant la trajectoire de son bilan et a simplement acté le principe d’une baisse de ses achats bruts de JGBs, qui devrait être précisée en juillet. Cela conduira mécaniquement à des achats nets négatifs et donc à une réduction de son bilan. Les principaux acteurs du marché ont été récemment questionnés par la BoJ quant au rythme de réduction des achats bruts à privilégier, et l’enquête montre que les avis sont très partagés : certains répondants plaident pour le maintien d’un volume d’achats mensuels de 4 Tr JPY (vs 6 Tr. actuellement) alors que d’autres évoquent un désengagement plus drastique de l’ordre de 1 à 2 Tr par mois. Quant au calendrier, K. Ueda avait évoqué un étalement sur une période de 1 à 2 ans. Et sur ce point également, aucun consensus ne semble émerger au vu des résultats de l’enquête. Mais si la réduction du programme d’achats pourrait être significative et plus rapide qu’attendu, il ne faut toutefois pas s’attendre à une réduction drastique du bilan (via ventes du stock de titres) à court terme.
Par ailleurs, Kazeo Ueda a récemment mis l’accent sur la nécessité de dissocier la politique de bilan et la politique de taux d’intérêt, tout en ouvrant la porte à un nouveau relèvement de taux d’intérêt suite au regain récent d’inflation. On peut donc s’attendre au cours des prochains trimestres à des actions conjointes sur les deux fronts - et donc une pression accrue sur les rendements obligataires - mais leurs temporalités resteront clairement distinctes.
Au-delà du rythme de réduction du bilan, la question centrale reste ici de savoir quels acteurs pourraient être en mesure de prendre la place de la BoJ. A l’évidence, ce sont les banques domestiques qui sont les plus à même de jouer ce rôle. Néanmoins, ces dernières ont fortement réduit leurs investissements domestiques au profit d’actifs étrangers. En sus de l’effet d’éviction décrit précédemment, l’asynchronie des politiques monétaires a contribué à amplifier le mouvement - du moins jusqu’à l’explosion du coût de couverture fin 2021 sous l’action de la Fed. Et si une hausse (significative) des taux japonais les rendraient certes plus attractifs aux yeux des banques nippones, elle aurait un impact direct et non-négligeable sur la BoJ, les finances publiques, et plus largement sur l’ensemble de l’économie réelle.
La problématique pour les autorités japonaises est donc d’organiser un transfert progressif du risque de taux aujourd’hui porté par la BoJ afin d’inciter les banques de détail à reprendre une place centrale sur le marché obligataire domestique. Le niveau historiquement bas des taux japonais complique la tâche, même s’il convient de noter que la bonne santé des banques leur permettrait d’absorber plus facilement ce risque.
Différentes solutions pourraient néanmoins être mises en œuvre dans cette optique. Une première piste serait de mettre en place des mesures d’incitation fiscale visant les investissements sur titres souverains ou encore le rapatriement des actifs actuellement placés à l’étranger. Une seconde serait d’ajuster les programmes d’émissions futures de JGBs afin de permettre aux banques de réinvestir tout en minimisant leur risque de taux. Ont été notamment évoquées récemment la mise en place d’une nouvelle clef de répartition au profit de maturités de 2 à 5 ans ou encore la possibilité d’émissions de JGB à taux variables (ce qui serait une première sur des maturités courtes). A noter que ces différentes pistes, impactantes en termes de finances publiques, ne sont pas à la main de la BoJ mais du gouvernement au travers du Ministère des Finances.
En synthèse
L’assouplissement monétaire de la BoJ a été sans précédent, tant par son ampleur que par sa durée, et la banque centrale, en asséchant le marché des JGB, en a profondément modifié le fonctionnement. Alors que le pays semble émerger de 3 décennies de risque de déflation, la BoJ a débuté une nouvelle phase de normalisation, mais, au-delà du taux directeur, la question centrale reste celle de la réduction de son bilan. Si sa taille a d’ores et déjà commencé à se réduire, la BoJ devrait rester durablement dominante sur le marché obligataire.
Quasi-évincées du marché depuis 2013, les grandes banques domestiques semblent toutes désignées pour reprendre le flambeau en parallèle du désengagement de la BoJ. Etant donné le niveau toujours bas des taux japonais, la mise en place des mesures incitatives par le gouvernement sera certainement nécessaire pour favoriser leur retour. Seule certitude, ce transfert de risque historique ne sera viable que s’il se fait de façon concertée, encadrée et surtout très progressive.
"In trimming bond buying, it's important to leave flexibility to ensure market stability, while doing so in a predictable form. […] But specific pace, framework and degree will be decided upon discussions with market participants." K. Ueda
La BoJ vient d’acter la fin de son programme d’achats, mais conservera à court-moyen terme une forte aversion pour les évolutions trop marquées des taux longs - et ce au détriment de la devise notamment. La dépréciation du yen est quasi-continue depuis trois ans, ce qui continue de peser sur le moral (et les dépenses) des ménages et gagne en importance dans le débat politique. Il est pour autant difficile de penser que ce facteur puisse pousser la BoJ à accélérer son quantitative tightening et lâcher du lest sur les taux longs - d’autant que le Ministère des Finances dispose toujours de réserves importantes pour soutenir la devise.
En dépit d’une communication qui peut parfois paraître évasive ou floue, la BoJ conserve son objectif premier : remettre en ordre de marche le marché obligataire.
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