Franklin Templeton : inflation, le dernier kilomètre

Économie
Franklin Templeton : inflation, le dernier kilomètre

Dans le transport, le « dernier kilomètre » désigne le point de livraison final. En escalade, il désigne la montée la plus difficile vers le sommet. Quel que soit le contexte, le dernier kilomètre est l’aboutissement bien mérité d’un effort.

Dans le contexte de la lutte contre l’inflation, le « dernier kilomètre » désigne la réalisation durable de l’objectif d’inflation d’une banque centrale. Pour la Réserve fédérale (Fed), qui a commencé à durcir sa politique monétaire en 2022 lorsque l’inflation mesurée selon l’indice des dépenses de consommation personnelle de base a culminé à 5,8 %, le dernier kilomètre représente le défi de faire baisser l’inflation de son niveau actuel de 3,7 % à son objectif de 2 %.

Aussi noble que soit cet objectif, le dernier kilomètre peut représenter un coût significatif. En altitude, l’air se raréfie et les muscles s’endolorissent. Dans le transport, les marchandises doivent être transférées depuis des poids-lourds vers des véhicules plus petits, ce qui représente un coût considérable.

En va-t-il de même pour la politique monétaire ? Le dernier kilomètre est-il la partie la plus coûteuse du rétablissement de la stabilité des prix ?

Pour le président de la Fed Jerome Powell, la réponse est très certainement « oui ». Et si tel est le cas, les marchés sont-ils préparés aux difficultés à venir ? Sur la base des cours actuels des actions, des obligations et des devises, la réponse est « probablement non ».


Comment la Fed envisage le dernier kilomètre

La plus grande surprise macroéconomique de cette année a sans doute été la résilience de l’économie américaine et de son marché de l’emploi après le resserrement agressif mené par la Fed depuis le début de l’année 2022. Malgré les mises en garde apocalyptiques de la plupart des économistes, s’appuyant sur les habituels « indicateurs prédictifs » d’une récession (par exemple l’inversion de la courbe des taux), l’économie américaine continue de tourner à plein régime. Au cours des deux dernières années, la croissance a même plutôt surpassé sa tendance. Les créations d’emplois ont dépassé la croissance de la population active1, avec pour conséquence un taux de chômage au plus bas depuis cinq décennies.

Cette forte croissance et le marché de l’emploi serré ont été accompagnés d’une baisse de tous les indicateurs d’inflation (inflation de base, globale, des prix à la consommation et des salaires). Alors pourquoi le dernier kilomètre, la réalisation de l’objectif d’inflation de 2 % de la Fed, devrait-il être douloureux ?

C’est une question importante. Depuis un an, la Fed répète systématiquement que faire baisser l’inflation jusqu’à son objectif nécessitera une période de croissance inférieure à la tendance. En d’autres termes, la Fed pense que, pour que l’inflation enregistre durablement la baisse souhaitée, il faudra que des capacités inutilisées apparaissent dans l’économie, et en particulier sur le marché du travail.

Cette hypothèse se fonde sur une régularité empirique apparente observée pour la première fois en 1958 par l’économiste néo-zélandais William Phillips. La « Courbe de Phillips » prétend illustrer un compromis entre l’inflation et le taux de chômage. Plus précisément, l’inflation est élevée et grimpe lorsque le taux de chômage est très faible, et elle baisse généralement en période de chômage élevé.


La fascination de la Fed pour Phillips

Powell a affirmé clairement qu’il faudrait probablement un peu de capacité inutilisée dans l’économie pour parvenir à une inflation faible durable. Dans ses observations récentes devant l’Economic Club of New York, le président Powell a déclaré :

« ... les données historiques semblent indiquer qu’un retour durable à notre objectif d’inflation de 2 % nécessitera probablement une période de croissance inférieure à la tendance et un fléchissement supplémentaire des conditions sur le marché du travail. »²


On peut toutefois relever deux éléments étranges dans cette déclaration. Tout d’abord, comme l’indique l’Illustration 1 ci-dessous, il n’existe aucun lien statistiquement significatif entre l’inflation américaine et le taux de chômage sur les 65 dernières années. Ce principe vaut même si l’on tient compte du décalage temporel entre le chômage et l’inflation, ou si l’on utilise l’écart entre le chômage réalisé et son taux d’équilibre estimé.


Deuxièmement, comme nous l’observons ci-dessus, la déclaration de Powell semble ignorer le fait que les taux américains de l’inflation de base et globale ainsi que de l’inflation salariale ont tous fortement baissé sur les 12 derniers mois, sans s’accompagner d’une période de croissance nettement inférieure à la tendance et encore moins d’une augmentation significative du chômage.

Alors pourquoi la Fed continue-t-elle d’affirmer qu’atteindre son objectif d’inflation de 2 % nécessitera une croissance inférieure à la tendance et une hausse du chômage ?

Différents facteurs guident probablement les réflexions de la Fed.

- Tout d’abord, il existe une impression fort répandue, confirmée dans une certaine mesure par les chiffres récents, que la baisse de l’inflation va ralentir, voire s’arrêter, avant de parvenir à l’objectif de 2 %. Un point de préoccupation à l’heure actuelle est la persistance de l’inflation des services de base, à l’exclusion des loyers.

- Deuxièmement, s’il est vrai que l’inflation salariale s’est modérée, son taux actuel de 4,4 % (salaire horaire moyen) ou 4,3 % (Indice du coût de l’emploi) est jugé trop élevé pour permettre une inflation de base de 2 %. Par exemple, si la tendance de croissance de la productivité est d’1 % par an en moyenne (une estimation raisonnable), il faudrait que l’inflation des salaires (et des prestations sociales) baisse d’un point de pourcentage supplémentaire pour parvenir à la stabilité des prix.

- Troisièmement, comme le montre l’Illustration 2, il pourrait y avoir un compromis au niveau de la courbe de Phillips lorsque le taux de chômage tombe sous les 4,5 %. Ce phénomène est illustré dans le diagramme par la courbe d’ajustement. Si tel est le cas, amener l’inflation au bout du dernier kilomètre pourrait nécessiter une hausse du chômage par rapport à son taux actuel de 3,7 %. Et en effet, l’application de techniques de régression pour mesurer le compromis entre chômage et inflation lorsque le taux de chômage est inférieur à 4,5 % indique que, pour chaque augmentation de 0,1 % du taux de chômage, le taux d’inflation de base de l’indice des prix à la consommation (IPC) en glissement annuel baisse de 0,3 %.



- Et enfin, la Fed semble craindre une inflation supérieure à l’objectif plus qu’elle ne redoute un chômage excessif. Cela s’explique en partie par une préoccupation pour sa crédibilité à long terme. La persistance d’une inflation supérieure aux objectifs pourrait entraîner une augmentation des attentes d’inflation à long terme, et il pourrait être très difficile de les faire baisser à nouveau. L’aversion asymétrique pour les pertes de la Fed pourrait aussi être le résultat des dures critiques qu’elle a dû essuyer lorsqu’elle a suggéré, en 2021, que l’inflation serait « passagère ». Elle ne souhaite pas répéter cette bévue de communication.

Implications pour les marchés

En conclusion, la Fed semble déterminée à maintenir des conditions monétaires et financières suffisamment restrictives jusqu’à ce que la croissance économique tombe sous sa tendance et jusqu’à ce que le chômage augmente. Qui plus est, si ces résultats ne se produisent pas prochainement, la Fed semble disposée à augmenter encore plus ses taux.

Ces résultats sont-ils compatibles avec les attentes actuelles du marché ? 

En ce qui concerne les actions américaines et internationales, le scénario de base de la Fed fait obstacle aux prévisions de bénéfices actuelles. Le consensus des analystes a poussé les prévisions de bénéfices du S&P 500 pour 2024 à une croissance de 11,9 %.3 Si la croissance devait tomber sous la tendance l’année prochaine, les bénéfices risquent plutôt de stagner, voire de baisser. Et en cas de récession, les bénéfices pourraient baisser.

Les taux obligataires américains ont récemment baissé. Ils restent toutefois un point entier de pourcentage au-dessus de leurs niveaux du début de l’année, grâce notamment aux chiffres étonnants de la croissance et au volume élevé d’émissions de bons du Trésor. Si la croissance économique ralentit au cours des prochains trimestres, les taux obligataires continueront sans doute de baisser.

Et enfin, le dollar américain a connu une forte hausse en 2023 grâce à la hausse des taux obligataires américains et aux écarts de taux plus importants que dans d’autres pays. Ces deux sources de soutien vont s’estomper si la Fed parvient à imposer son point de vue, provoquant sans doute une baisse du dollar en 2024.

En conclusion, les investisseurs risquent de sous-estimer la détermination de la Fed à provoquer une croissance économique inférieure à la tendance et une hausse du chômage pour atteindre son objectif d’inflation. Une récession plus pénible que prévu est probable. En conséquence, les marchés d’actions américains et le dollar semblent vulnérables. Les cinq premières années de la courbe des taux des bons du Trésor américain restent trop optimistes quant à un assouplissement par la Fed. Nous pensons que les baisses de taux interviendront probablement plus tard, et plus progressivement, que ce que reflètent les cours actuels du marché. Nous pensons que l’extrémité longue de la courbe des taux (10 ans et plus), qui est plus sensible à la croissance à long terme, à l’inflation et aux conséquences financières d’un durcissement prolongé par la Fed, offre davantage de valeur étant donné la pression probable à la baisse de la croissance à moyen terme et des attentes d’inflation qu’implique la détermination de la Fed.

Le dernier kilomètre est souvent le plus difficile. Même si nous espérons que cet adage ne provoquera pas de difficultés économiques vis-à-vis de la politique monétaire américaine, nous avons bien conscience que l’espoir n’est pas une stratégie. Les investisseurs ont tout intérêt à se préparer à une dernière montée difficile.

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