De la taxation des marchandises à la taxation des capitaux ? (Pictet AM)

Analyses de marchés
taxation capitaux

La mise en place rapide et agressive de droits de douane par l'administration Trump remet en question le rôle du dollar dans le monde. Ces droits de douane agressifs s'inscrivent dans la proposition de l'accord de Mar-a-Lago, qui suggère de les mettre en place dans le cadre d'un effort plus large visant à remodeler le système commercial et financier mondial.

Les propositions visant à imposer un « droit d'utilisation » aux détenteurs étrangers de titres du Trésor, ainsi que les idées de mise en œuvre d'une retenue à la source étrangère sur les actifs financiers américains, soulèvent d'importantes questions sur le statut de valeur refuge des bons du Trésor américain. Les droits de douane sur les capitaux sont-ils la prochaine étape après les droits de douane sur les marchandises ?

L'accord de Mar-a-Lago vise à remédier à la surévaluation du dollar et au double déficit américain en utilisant les droits de douane et les garanties de sécurité comme moyen de pression sur les partenaires commerciaux. L'objectif est de dévaluer le dollar tout en préservant son statut de monnaie de réserve, et l'accord propose des solutions telles que des interventions sur les devises et des échanges de dettes pour prolonger la durée des bons du Trésor.

Nous pensons que l'accord de Mar-a-Lago est inapproprié d'un point de vue théorique et pratique. Les aspects les plus radicaux du plan remettraient en question la stabilité financière des États-Unis en déstabilisant les bons du Trésor, en érodant l'indépendance de la Fed et en sapant le statut de monnaie de réserve du dollar.

Nous estimons qu'il est très peu probable que le plan soit intégralement mis en œuvre, mais il n'est pas totalement exclu que certaines parties commencent à être discutées, notamment une petite commission sur les paiements d'intérêts sur les avoirs étrangers en bons du Trésor. Cette commission pourrait ne s'appliquer qu'aux nouvelles émissions et varier d'un pays à l'autre, et elle ne serait très probablement pas introduite en période de turbulences sur les marchés. Même dans ce cas, cela représenterait toujours un risque majeur pour le marché obligataire américain et la stabilité financière en général.

Les droits de douane sur le capital menacent-ils le statut refuge des Treasuries américains ?

Une application rapide et agressive des tarifs douaniers dans la lignée du Mar-a-Lago Accord

La mise en œuvre rapide et vigoureuse des droits de douane par l’administration Trump s’inscrit dans la logique du projet connu sous le nom de Mar-a-Lago Accord. Ce plan propose de séquencer les tarifs douaniers dans le cadre d’une stratégie plus large de refonte du système commercial et financier mondial.

Le Mar-a-Lago Accord est inspiré d’un article récent publié par Stephen Miran, actuel président du Council of Economic Advisers des États-Unis. L’objectif serait d’inciter les partenaires commerciaux des États-Unis à affaiblir le dollar, à l’image du Plaza Accord, tout en réduisant les coûts de financement américains. Ce résultat serait obtenu sous la menace de droits de douane et du retrait des garanties de sécurité accordées par les États-Unis.

Une remise en cause du modèle économique mondial

Ce projet intervient alors qu’un bouleversement profond est en cours dans l’économie mondiale. L’architecture actuelle, dans laquelle les États-Unis offrent stabilité financière, garanties de sécurité et rendements supérieurs en échange de capitaux étrangers, est en train de vaciller. Les politiques américaines récentes sapent la confiance dans la première économie mondiale.

Dans l’appendice ci-dessous, des détails sont fournis sur les raisons pour lesquelles nous considérons que cet accord est malavisé, tant d’un point de vue théorique que pratique. Toutefois, la simple menace d'une taxe sur les détentions étrangères de Treasuries américains pourrait suffire à provoquer une forte volatilité sur les marchés financiers, en remettant en cause le statut refuge des obligations souveraines américaines.

Et si le Mar-a-Lago Accord était le véritable objectif final ?

Un projet non officiel mais largement spéculé

L’administration Trump n’a pas officiellement validé le Mar-a-Lago Accord, et Stephen Miran lui-même s’efforce d’en minimiser certains aspects. Toutefois, certains observateurs considèrent que ce plan pourrait représenter l’aboutissement logique des politiques actuellement mises en œuvre. Lors d’un récent discours, Miran a une nouvelle fois plaidé pour un partage des responsabilités à l’échelle mondiale concernant la sécurité et la stabilité financière assurées par les États-Unis. Il a suggéré que les autres nations contribuent à cet effort en acceptant des tarifs douaniers sans riposte, en augmentant leurs dépenses de défense, en investissant dans les usines américaines et en réalisant des contributions financières directes au Trésor américain.

Des conséquences majeures si le plan est mis en œuvre

Malgré les failles théoriques et pratiques du projet, la question demeure : si le Mar-a-Lago Accord fait bien partie de l’agenda politique et que certaines de ses propositions sont effectivement appliquées, quelles pourraient être les conséquences ?

Selon nous, les impacts sur les flux de capitaux et les rendements des investissements seraient significatifs. Les mesures les plus radicales du plan, telles que l’instauration de frais d’usage sur les Treasuries, l’érosion de l’indépendance de la Fed, la remise en cause des accords commerciaux ou encore le traitement défavorable des alliés, menaceraient directement la stabilité financière des États-Unis. Elles risqueraient de fragiliser le marché des Treasuries et de saper le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale.

Les investisseurs étrangers détiennent environ 30 % de la dette négociable américaine en circulation, dont la moitié provient de la demande officielle plutôt que privée. Cette dépendance rend le système particulièrement vulnérable aux tensions provoquées par un tel plan.

Des risques accrus pour les actifs en dollars

Le Mar-a-Lago Accord pourrait ajouter de nouveaux risques aux actifs libellés en dollars, déjà mis à mal par le déclin de l’exceptionnalisme américain. Les préoccupations liées à la croissance, la concurrence dans le domaine de l’intelligence artificielle, les dépenses publiques en Europe et les risques de retournement après des décennies de surperformance viennent fragiliser davantage la position du dollar.

Le monde a massivement investi aux États-Unis : la position extérieure nette américaine atteint aujourd’hui près de -90 % du PIB. La détérioration du déficit depuis la pandémie a principalement été alimentée par les investissements de portefeuille, les étrangers augmentant fortement leurs détentions d’actions américaines.

La capacité du gouvernement américain à emprunter à bas coût repose sur le statut unique du dollar comme monnaie de réserve mondiale et sur la profondeur des marchés de capitaux américains. Une faiblesse persistante du dollar pourrait éroder cet avantage exorbitant et aggraver encore les perspectives budgétaires du pays.

Un scénario de coordination de plus en plus improbable

Le succès du Plaza Accord reposait sur la capacité des partenaires commerciaux à coordonner leurs efforts, suivie d’une consolidation budgétaire crédible aux États-Unis. Si ces conditions étaient réunies, les risques évoqués pourraient être atténués. Cependant, à mesure que le temps passe, ce scénario semble de moins en moins probable.

Quelles implications pour les investissements face aux tensions commerciales ?

Une visibilité limitée sur les marchés actions

Il est particulièrement difficile d’estimer un plancher pour les marchés actions, compte tenu de l’incertitude entourant l’impact total des droits de douane et la remise en question potentielle de l’exceptionnalisme américain. À court terme, une crise de liquidité semble avoir été évitée grâce à l’annonce d’une pause de 90 jours sur les tarifs réciproques supérieurs aux droits de douane universels de 10 %, qui eux, restent en vigueur.

Toutefois, même si les marchés parviennent à se stabiliser, le risque croissant de récession continuera probablement à peser sur les actions mondiales. Ce contexte s’inscrit dans un environnement marqué par des tarifs très élevés sur les importations en provenance de Chine et la perspective de nouvelles taxes sectorielles à venir. Les dommages infligés au commerce mondial, aux chaînes d’approvisionnement et à la confiance des entreprises sont déjà considérables.

Privilégier les actifs refuges et garder des marges de manœuvre

Nous réitérons notre recommandation de conserver des actifs refuges tels que le franc suisse et l’or, tout en maintenant des liquidités disponibles pour pouvoir réévaluer les positions stratégiques une fois les incertitudes dissipées.

La composition de l’indice MSCI World pourrait évoluer structurellement au fil du temps, passant de 72 % d’actions américaines aujourd’hui à environ 62 %, avec l’Europe comme principale bénéficiaire de ce rééquilibrage. Si les propositions visant à taxer les flux de capitaux se concrétisent, cela éroderait le statut refuge des Treasuries américains ainsi que le statut de monnaie de réserve du dollar.

Dans ce scénario, le dollar américain subirait des vents contraires particulièrement sévères.

Des objectifs ciblés pour résoudre les déséquilibres américains

Le Mar-a-Lago Accord, présenté dans un article du président actuel du Council of Economic Advisers des États-Unis, vise à répondre à plusieurs problèmes clés identifiés par l’administration Trump.

Premièrement, la surévaluation du dollar. Celle-ci serait alimentée par la demande inélastique d’actifs de réserve à l’échelle mondiale, en raison du statut du dollar comme monnaie de réserve et actif refuge. Ce déséquilibre est vu comme la cause profonde des déséquilibres économiques américains, à savoir le double déficit commercial et budgétaire.

Deuxièmement, le déficit commercial et le déclin de l’industrie manufacturière. La cherté du dollar rend les exportations américaines moins compétitives tout en rendant les importations plus attractives, contribuant au recul de la production industrielle aux États-Unis.

Troisièmement, le déficit budgétaire et la charge de la défense. L’importance des déficits publics et de la dette pèse sur l’économie américaine, tandis que le rôle des États-Unis en tant que garant de la sécurité mondiale est jugé trop coûteux.

L’objectif global de l’accord est de parvenir à une dépréciation du dollar tout en préservant son statut dominant de monnaie de réserve, et sans provoquer de hausse des taux d’intérêt.

Des solutions articulées autour de quatre leviers

Pour atteindre ces objectifs, plusieurs mesures sont proposées.

  1. Tarifs douaniers et suppression des garanties de sécurité
    Les droits de douane et la levée des garanties de sécurité seraient utilisés comme leviers de négociation avec les partenaires commerciaux. Les tarifs généreraient également des recettes fiscales pour le gouvernement, permettant ainsi de financer des baisses d’impôts sur le plan national.
  2. Intervention sur les devises
    Deux approches sont envisagées :
  • Une approche multilatérale, à l’image du Plaza Accord, où les États-Unis coordonneraient avec d’autres pays une action concertée pour déprécier le dollar.
  • Une approche unilatérale, où le gouvernement américain interviendrait directement en achetant des devises étrangères, soit par le biais du Exchange Stabilization Fund (ESF), soit par la création d’un fonds souverain.
  1. Échange de dette (Debt swap)
    Pour atténuer la pression à la vente des actifs et devises américaines par les investisseurs étrangers, les États-Unis encourageraient les gestionnaires de réserves à échanger leurs détentions actuelles de Treasuries contre des obligations zéro-coupon à très long terme (century bonds), prolongeant ainsi la durée de détention de ces actifs par les gouvernements étrangers.
  2. Frais d’usage sur les Treasuries
    Un « user fee » serait appliqué sur les paiements d’intérêts des Treasuries détenus par les entités officielles étrangères. Cela impliquerait de retenir un certain pourcentage des intérêts versés à ces entités. L’objectif est de réduire la demande d’actifs en dollars afin de corriger la surévaluation du billet vert.

Des fondements théoriques contestables

À notre avis, le Mar-a-Lago Accord est malavisé à la fois d’un point de vue théorique et pratique. Sur le plan théorique, nous n’adhérons pas pleinement aux idées suivantes :

  1. La vigueur du dollar serait la cause principale du large déficit commercial américain, du déclin du secteur manufacturier ou encore de la détérioration de la situation budgétaire des États-Unis.
  2. La surévaluation du dollar résulterait de son statut de monnaie de réserve et de la demande jugée artificielle émanant des gestionnaires de réserves mondiaux.

Un diagnostic qui néglige les déséquilibres globaux de consommation et de production

Nous pensons que la problématique des « twin deficits » (déficits jumeaux) trouve plutôt son origine dans les déséquilibres de consommation et de production à l’échelle mondiale. Ces déséquilibres s’expliquent principalement par l’essor fulgurant de la Chine dans le secteur manufacturier mondial, et non par la seule force du dollar (voir graphique 3).

Le désalignement entre l’épargne et l’investissement parmi les grandes économies est au cœur de ces déséquilibres globaux.

Une relation complexe entre réserves de change et force du dollar

Il est également important de noter que les fortes hausses des réserves en dollars ont tendance à se produire lors des périodes de faiblesse du dollar, et non lors de ses phases de vigueur. Inversement, en période de dollar fort, les réserves de change en dollars augmentent moins rapidement, car les pays tentent de limiter les fluctuations excessives du billet vert (voir graphique 4). Cette observation affaiblit l’argument selon lequel la demande de réserves alimente la force du dollar.

La force du dollar n’implique pas systématiquement des déficits jumeaux

Enfin, la vigueur du dollar n’entraîne pas automatiquement la combinaison d’un déficit commercial et d’un déficit budgétaire. En réalité, les États-Unis enregistraient un excédent budgétaire lorsque le taux de change effectif réel (REER) du dollar avait atteint son dernier pic local au début des années 2000.

Des outils inadaptés et des incitations trop faibles pour fédérer les partenaires

Au-delà des faiblesses théoriques, le Mar-a-Lago Accord présente d'importantes limites pratiques. Les incitations proposées ne sont pas suffisamment convaincantes pour entraîner la coopération des partenaires commerciaux, et les outils envisagés risquent d’affaiblir le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale.

  1. Des frais d’usage sur les Treasuries risquant de fragiliser la crédibilité américaine
    Appliquer un "user fee" sur les paiements d’intérêts des Treasuries détenus à l’étranger pourrait être interprété comme une rupture de contrat, voire comme un défaut de paiement. Cela porterait atteinte au statut de premier plan des États-Unis dans le système financier mondial. De plus, il n'existe aucun intérêt pour les gestionnaires de réserves étrangers à échanger leurs Treasuries portant coupon contre des obligations zéro-coupon à échéance de 100 ans. Cette proposition semble donc hautement irréaliste.
  2. Un risque pour l’indépendance de la Fed
    L’indépendance de la Réserve fédérale pourrait être gravement menacée. Si le Trésor américain adoptait une stratégie impliquant d'importantes ventes de dollars pour renforcer les devises étrangères, la Fed pourrait être contrainte d'intervenir pour stabiliser le marché via des opérations d’open market ou des ajustements de taux. Une telle coordination entre le Trésor et la Fed paraît difficilement envisageable et nuirait fortement à la crédibilité de la banque centrale.
  3. Un accord dépendant d’une coopération improbable de la Chine
    La réussite du Mar-a-Lago Accord repose largement sur la coopération des partenaires commerciaux des États-Unis, et en particulier de la Chine. Or, la Chine n’a ni besoin ni désir d’une garantie de sécurité américaine et considère généralement le Plaza Accord comme un facteur clé des "décennies perdues" du Japon. Il est donc hautement improbable que la Chine accepte de coopérer sur une intervention concertée sur les devises.

Par Frederik Ducrozet, Head of Macroeconomic Research, et Xiao Cui, Senior Economist, chez Pictet Wealth ManagementExtrait From tariffs on goods to tariffs on capital? The Mar-a-Lago Accord is a misguided plan to reshape global trade and finance

Découvrez d'autres contenus du même partenaire

Contributeurs

À découvrir
Graph du jour

Chaque jour, nous sélectionnons pour vous, professionnels de la gestion d'actifs, une actualité chiffrée précieuse à vos analyses de marchés. Statistiques, études, infographies dans divers domaines : épargne, immobilier, économie, finances, etc. Ne manquez pas l'info visuelle quotidienne !

Voir tous nos graphs
Agenda

Ne loupez aucun événement de nos partenaires : webinars, roadshow, formations, etc. en vous inscrivant en ligne.

Voir notre agenda
Les fonds de nos partenaires