Luxe mondial : une stabilité trompeuse qui masque une transformation profonde

Un marché mondial stable en apparence mais traversé par des mutations majeures
Le marché mondial du luxe aborde la fin de l’année 2025 dans une configuration paradoxale. Si la valeur totale des dépenses liées à l’ensemble du secteur atteint 1 440 milliards d’euros, soit un niveau stable par rapport à 2024, cette apparente solidité masque en réalité une transformation d’ampleur. La nouvelle édition de l’étude annuelle de Bain & Company, réalisée en partenariat avec la Fondation Altagamma, souligne que le secteur entre dans l’une de ses mutations les plus profondes depuis plusieurs décennies. Selon Matteo Lunelli, président d’Altagamma, le marché est stable mais confronté à une consommation plus sélective, à la lenteur du rebond chinois et à une dynamique des prix devenue problématique pour les marques.
Cette stabilité globale recouvre une évolution plus contrastée du segment des biens personnels de luxe (mode, maroquinerie, joaillerie, horlogerie, beauté) évalué à 358 milliards d’euros en 2025. Les ventes de cette catégorie reculent légèrement, d’environ 2 %, dans un contexte marqué par le ralentissement de la demande courante malgré la résistance du très haut de gamme.
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L’effet boomerang des hausses de prix : des millions de clients perdus
Depuis plusieurs années, les marques de luxe ont multiplié les hausses de prix, parfois de manière agressive, pour renforcer leur positionnement et préserver leurs marges. Cette stratégie dite d’élévation commence aujourd’hui à produire ses effets les plus visibles. Bain observe une baisse massive du nombre de clients : la clientèle mondiale est passée de 400 millions de consommateurs en 2022 à environ 340 millions en 2025, une chute de dix à vingt millions de clients par an. L’étude Montenapodaily évoque même une projection à 330 millions de clients, confirmant l’ampleur du phénomène.
Cette contraction touche en premier lieu les acheteurs « aspirationnels », historiquement essentiels pour les marques. Selon Federica Levato, associée chez Bain, les prix élevés ont créé « un vide complet » dans le segment du luxe accessible, aujourd’hui occupé par des marques américaines mieux positionnées. Les hausses tarifaires ont également éloigné les jeunes générations, en particulier la génération Z, qui jouent pourtant un rôle majeur dans la diffusion culturelle du luxe. Même les clients les plus fortunés, qui représentent désormais près de la moitié de la valeur du marché, montrent des signes d’essoufflement et expriment un sentiment de « trahison » face à des hausses de prix jugées déconnectées de l’innovation.
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L’essor irréversible des expériences au détriment des produits
Cette désaffection s’accompagne d’un basculement structurel dans les modes de consommation. Bain décrit un « déplacement tectonique » qui fait passer le luxe de la possession à l’expérience. Les consommateurs se tournent vers des univers tels que la haute gastronomie, les croisières hôtelières, le bien-être, la longévité, les safaris exclusifs ou encore les sports d’élite. Même les clientèles les plus aisées privilégient désormais les expériences sensorielles ou culturelles plutôt que les produits matériels.
Les performances des différentes catégories illustrent ce mouvement. Les bijoux restent le principal moteur de croissance grâce à leur attractivité intrinsèque et leur potentiel de personnalisation. Les lunettes poursuivent également leur progression, soutenues par le design et la technologie. La beauté haut de gamme, en particulier les soins de la peau, demeure stable mais polarisée entre offre accessible et prestige. L’horlogerie continue de performer dans l’ultra-luxe, portée par un marché de la revente dynamique. En revanche, la maroquinerie ralentit faute de nouveaux modèles emblématiques, tandis que les chaussures subissent l’effet conjugué de la sensibilité aux prix et de la concurrence du sportswear.
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Un secteur sous pression : marges en recul, stocks en hausse et modèles de distribution sous tension
La hausse des coûts et la stagnation de certaines ventes ont ramené les marges du secteur à leurs niveaux de 2009. Selon Bain, la marge EBIT des marques de biens personnels se situe désormais entre 15 % et 16 %, loin du pic de 23 % atteint en 2012. Le ralentissement de la demande a provoqué une accumulation de stocks, avec une hausse de trois à quatre points des ratios stocks/chiffre d’affaires par rapport à 2019.
Cette situation est problématique dans un secteur où les marques restent très attentives à la protection de leur image et ne peuvent plus détruire les invendus depuis l’entrée en vigueur des règles européennes sur le développement durable. Bain recommande un recours accru aux outlets et au commerce électronique pour absorber les excédents, malgré les réticences persistantes de certaines maisons.
La distribution traverse également une phase de transformation. Les magasins monomarques réduisent leur surface globale, les grands magasins américains diminuent leur réseau et l’écosystème évolue vers un retail plus sélectif, privilégiant des boutiques moins nombreuses mais plus grandes, immersives et centrées sur l’expérience client. Le canal en ligne reste stable tandis que les outlets continuent d’afficher des performances supérieures.
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Des dynamiques géographiques contrastées : la montée de nouvelles zones de croissance
L’année 2025 confirme une divergence marquée selon les régions :
La Chine, longtemps moteur du secteur, recule de 3 % à 5 % et montre un intérêt croissant pour les marques locales et les expériences de luxe.
Le Japon ralentit après une année 2024 particulièrement dynamique.
L’Europe affiche un léger repli lié au recul du tourisme et à la force de l’euro, tandis que les Amériques se stabilisent grâce à une reprise soutenue aux États-Unis et à une progression notable au Mexique et au Brésil.
Le Moyen-Orient demeure la région la plus dynamique, tirée par la demande domestique et le tourisme international.
Plusieurs zones apparaissent désormais comme des pôles de croissance stratégiques : L’Asie du Sud-Est, l’Inde, l’Afrique et l’Amérique latine représentent ensemble un marché de 40 à 45 milliards d’euros. Parmi elles, l’Inde attire particulièrement l’attention des groupes français, même si le pays reste extrêmement difficile à conquérir.
L’Inde : un marché majeur en devenir mais semé d’obstacles
L’ouverture du premier magasin indien des Galeries Lafayette à Bombay illustre l’intérêt croissant du luxe français pour l’Inde, un pays de plus de 1,4 milliard d’habitants où des dizaines de milliers de nouveaux millionnaires apparaissent chaque année. Pourtant, comme le rappelle Bénédicte Epinay, déléguée générale du Comité Colbert, l’Inde demeure un marché « prometteur mais compliqué ». Les marques étrangères ne comptent souvent qu’un à trois magasins dans le pays, loin des centaines de points de vente qu’elles opèrent en Chine.
Les obstacles sont nombreux : fiscalité élevée, barrières administratives, infrastructures commerciales limitées et forte identité culturelle. De nombreux consommateurs préfèrent acheter des produits de luxe à Dubaï, où les prix peuvent être inférieurs de 30 % à 40 % malgré le coût du voyage. L’accord de libre-échange en négociation entre l’Union européenne et l’Inde pourrait offrir une nouvelle dynamique au marché, en réduisant les droits de douane.
Pour séduire l’Inde, les marques doivent aussi adapter leurs styles et leurs codes, dans un pays où les silhouettes occidentales restent minoritaires et où le sari demeure un vêtement central pour les femmes. Certaines maisons travaillent déjà avec des designers indiens, des icônes de Bollywood ou des influenceurs locaux. La diaspora indienne, forte de plus de 35 millions de personnes, contribue également à diffuser les usages du luxe occidental.
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Perspectives : une croissance solide mais conditionnée à un recentrage stratégique
Malgré cette phase de réajustement, Bain anticipe une croissance annuelle du marché des biens personnels de luxe comprise entre 4 % et 6 % jusqu’en 2035, ce qui porterait la valeur de ce segment entre 525 et 625 milliards d’euros. L’ensemble du luxe mondial pourrait atteindre entre 2 200 et 2 700 milliards d’euros à cet horizon.
Selon Claudia D’Arpizio, associée principale chez Bain, l’avenir du secteur passera par la capacité des marques à proposer une valeur fondée sur le divertissement, l’émotion et l’éthique. Pour traverser cette transformation, elles devront combiner créativité, discipline, authenticité et innovation. Federica Levato ajoute que les maisons devront reconquérir les consommateurs aspirationnels tout en légitimant leur expansion vers de nouvelles catégories, dans une stratégie de précision et non plus de volume. Cette mutation déterminera la capacité du luxe à conserver son attractivité culturelle et économique.
Sources : AFP via FashionNetwork · MontenapoDaily · FashionUnited – Inde
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